Il ne m’aura pas fallu plus d’un kilomètre pour remettre en question ma décision et me demander dans quoi est-ce que j’étais allé me fourrer. Le mot «regret» décrit certainement le mieux ce qui a pu mijoter dans mon cerveau à ce moment là.
Il était 2h de l’après-midi, le soleil haut dans le ciel tapait fort, la chaleur montante du bitume était étouffante, le vent à peine présent, et j’étais face à une très courte mais très pentue petite montée dans les environs du comté d’Auckland.
Pour la personne vraiment mal préparée que j’étais, une seule pensée me vint à l’esprit à cet instant :
«Mais bordel! Est-ce que je tiens vraiment à parcourir la Nouvelle-Zélande à vélo du nord au sud pendant les 54 prochain jours?»
De manière très furtive, quasiment imperceptible, son regard tomba vers le bas et sa tête hocha de gauche à droite. «Non, ne faites pas ça» venait-elle de dire d’une voix lente et remplie de pitié.
Le visage de la douanière me revint soudainement sous les yeux.
Elle m’avait demandé ce que je prévoyais de faire en Nouvelle-Zélande et très fièrement, souriant comme un enfant, je lui avais dit que j’allais pédaler les 1600km qui séparaient Auckland à Queenstown.
Le mouvement de sa rétine fut le même que cette femme rencontrée en Norvège 5 mois auparavant : bien que presque invisible, on pouvait sentir la stupéfaction, la confusion et même un peu de peur dans ce regard.
C’était à la fin de mon deuxième jour de marche en Norvège dans la région des iles Lofoten, près de Harstad et en chemin vers Evenes. Je m’étais retrouvé sur un terrain privé malgré la carte que j’avais en main indiquant que j’étais sur le bon chemin. Le vent soufflait sur sa pelouse parfaitement tondue et sa maison offrait une magnifique vue en contre-bas sur l’ensemble du détroit de Tjeldsundet. J’avais la sensation de me trouver sur l’avant-plan d’une carte postale de fjord Norvégien. Elle était déjà sortie de chez elle alors que je tenais encore mon GPS bien en l’air pour essayer de comprendre comment j’avais fini par terminer ici, comme une scène cliché de film.
«Je viens d’Harstad» je lui avais répondu après une courte conversation lui demandant poliment si je pouvais passer au travers sa propriété.
Je me souviendrais à jamais de ce petit tangage de la tête qu’elle fit, comme pour essayer de me voir de plus près en se demandant quel genre d’extraterrestre j’étais.
«Harstad ? Vous venez d’Harstad !» s’exclama-t-elle «Par les montagnes ?»
Et la conversation se tue, là, sur cette intonation qui laissait sous-entendre la folie de mes actions. Je lui fis oui d’un signe de la tête et elle fit un pas de côté en me montrant le chemin vers la sortie.
«Vous savez que c’est un des pays les plus exposés au vent et au dénivelé?» m’indiqua l’officier des douanes me sortant alors de mon souvenir.
C’était le même regard, le même hochement de tête, qui commence par se demander quel alien je suis avant de très rapidement revenir à ses sens et simplement admettre que je suis fou et aussi très probablement stupide.
Elle estampilla mon passeport et me le tendit avec un soupir compassionnel.
«Bonne chance».
Si vous demandez à Rob Lilwall, il vous répondra certainement la même chose que moi : il y a chez la plupart des gens une réfraction à vous laisser tenter l’aventure et à tout faire pour vous dissuader de partir, comme si la vie n’était faites que pour rester cloitrer dans sa maison.
Cette barrière humaine Rob a réussi à l’outrepasser. En Septembre 2003 il a quitté à vélo et en plein hiver la ville de Magadan en Sibérie avec l’intention de rejoindre, 16000km plus loin, Hong-Kong. Quatre ans plus tard et 56000km de coups de pédales sous les pieds, Rob atteignait Londres, après avoir d’abord validé son passage à Hong-Kong et puis décidé de pousser son aventure plus loin. Pourtant lors de son départ, et tout le long de son périple, les locaux lui donnaient une chance sur 10 de s’en sortir vivant, et aucune de terminer en entier son voyage.
J’ai atterris à Auckland le 1er Décembre et je me suis immédiatement mis à la recherche d’un vélo d’occasion. L’idée de pédaler à travers la Nouvelle-Zélande ne m’était venue à l’esprit que quelques jours auparavant à peine alors que je marchais dans la jungle Thaïlandaise. Je n’avais rien et j’avais besoin de tout. Le moins cher possible évidemment.
Je n’avais dans le monde du vélo aucune préparation, aucune compétence, aucune qualification et aucun savoir, mais je voulais réaliser ce périple quoiqu’il en soit. C’était aussi simple que ça.
Pour être tout à fait franc il y avait même une autre folie dans ce rêve : je n’avais jamais eu aucune passion pour le vélo. Je n’aimais même pas ça.
J’ai essayé de faire appel à ma mémoire mais je ne peux me rappeler de mon premier vélo. Il était probablement minuscule aux yeux des adultes, peint en rouge et avec des petites roues sur le côté vu que comme beaucoup d’enfants j’y ai été initié dès mon plus jeune âge. Mon tout premier vrai souvenir à vélo butte sur l’âge de mes 7 ou 8 ans -ce qui montre à quel point je n’y porte pas d’importance. Mes grands-parents m’avaient alors acheté un vélo bleu dont la roue arrière était recouverte d’un socle protecteur avec des dinosaures peints dessus.
Plutôt que d’apprécier son utilisation, ce dont je me souviens c’est la frustration qui s’est créée en moi par la vue de mon frère capable de faire du vélo sans les mains alors que je ne pouvais pas faire de même.
Je demanderai un jour à un psychiatre si un tel traumatisme, et quel traumatisme!, dans mon enfance aurait pu me pousser à détester le vélo.
Une fois devenu adulte, j’en utilisais un de temps en temps pour aller d’un point A à un point B tant que la distance faisait moins de 5km. Jamais je n’aurais pédalé pour des raisons récréationnelles. Pédaler pour aller chercher du pain ? Acceptable. Pédaler pour atteindre un col ? Jamais de la vie ! Autant le faire à pied.
Je me souviens maintes fois avoir doublé des cyclistes sur la route en me demandant ce qui avait bien pu leur passer par la tête ce matin là pour qu’ils soient montés sur leur vélo. Imaginez alors ce que j’ai pu penser lorsque j’ai pu croiser des voyageurs à vélo avec leurs sacoches de chaque côté des roues.
Pourtant j’ai toujours été fasciné par les coureurs professionnels pédalant le Tour de France. Déçu que le dopage soit une réalité tabou, mais en admiration quoiqu’il en soit par le nombre de kilomètres par jour qu’ils doivent faire; en admiration par les cols dans les Alpes Françaises qu’ils doivent passer.
Il y a dans le Tour de France une étape devenue mythique, non seulement pour sa difficulté mais pour l’ambiance démentielle qui se dégage des centaines de milliers de supporters agglutinés le long de la route : la montée de l’Alpe-D’huez, un col classé hors-catégorie dans la notation du Tour de France.
Il existe 6 catégories de montées dans le milieu cycliste : sans-catégorie, catégorie 4, catégorie 3, catégorie 2, catégorie 1, et Hors-catégorie. Chaque morceau de route disposant d’une pente à dénivelé positif entre dans l’une de ces catégories en fonction de plusieurs facteurs.
L’algorithme utilisé par les organisateurs du Tour de France reste un secret, mais la base du calcul se fait sur le degré de pente et la distance du tronçon. Il faut multiplier le carré du degré moyen par la longueur de la pente. À cela s’ajoute le dénivelé total et l’endroit où la difficulté se trouve dans la course.
L’Alpe-d’Huez, dont la pente est de 7,9 % sur une distance de 13,8km obtient un score brut de 7,9×7,9×13,8, soit 861,25 points alors qu’il n’en faut à priori que 600 pour faire partie des cols Hors-Catégories – à priori oui, car le classement est lui aussi gardé secret.
Imaginez donc un peu une route de montagne typiquement française. Deux voies à peine assez larges pour laisser 2 véhicules se croiser en même temps. D’un côté une falaise dont les rochers sont prêts à vous tomber dessus sans crier gare, de l’autre un ravin d’une centaine de mètres au fond duquel coule un cours d’eau agité. La route suit les courbes de la vallée et les virages en épingles se succèdent les uns après les autres. Finalement, après 21 lacets consécutifs, une dernière ligne droite sur 400 mètres apparaît alors que se détachent en arrière-plan les massifs savoyard tant attendus.
Sur cette route là, sur cette étroite portion de bitume, neuf cents mille supporters tous aussi excités que des groupies à un concert de boys-band, chauffent l’atmosphère depuis 2 heures déjà grâce au son de leur corde vocale. Ils viennent de tous les horizons, Australie, Pays-Bas, Colombie, pour faire partie de cette ambiance surréaliste.
Soudain le déluge sonore s’intensifie, un coureur en tête a été aperçu. La foule s’amasse encore plus qu’avant, la route est submergée, il n’y a pas un seul morceau d’asphalte qui ne soit pas précieusement recouvert par les spectateurs. Entre le cycliste et les milliers de fanatiques seuls quelques centimètres les séparent. Impossible de mettre en place un cordon de sécurité, le cycliste n’avance dans cette foule que grâce à un moto-gendarme qui, tel Moïse, ouvre un espace assez fin pour passer dans cette mer de supporters.
La pente, un tout petit 8 % lorsque l’on sort son équerre, est en réalité telle que les quelques fervents admirateurs qui tentent de courir le long du cycliste sont largués au bout de 10 mètres.
Parmi les fans, les déguisements rocambolesques sont de sortie, les encouragements pullulent, les chants résonnent dans toute la vallée, mais les cyclistes eux ne se laissent pas impressionner par cette marée humaine car ils le savent : statistiquement, celui qui obtient la première place du classement total après cette étape a 97 % de chance de terminer vainqueur du Tour de France..
Très rapidement j’ai trouvé. Un vélo d’occasion à 45€ qui semblait convenable au vu des photos postées par son propriétaire sur un site d’annonces en ligne. Mieux, la monture était équipée d’un panier arrière et de garde-boues pour les 2 roues. «Moins de choses à acheter» j’ai tout de suite pensé.
Un clique de souris après, le vélo était dans la case achat et l’annonceur m’envoyait un message pour organiser le paiement et la livraison.
Par chance, il vivait en grande banlieue d’Auckland, à quelques kilomètres au sud, me permettant du coup de ne pas avoir à m’inquiéter quant à ma sortie de cette grande ville Néo-Zélandaise pour mes premiers coups de pédale.
«Super» me dis-je «Je n’aurais pas à m’occuper des embouteillages».
Au matin du 5 Décembre, après avoir acheté un casque, un kit de réparation et un petit kit d’outils, j’ai pris place dans le bus avec l’espoir que le propriétaire du vélo soit là, que le vélo lui même soit en bon état, et surtout que je trouve un endroit où passer la nuit.
Ce que je ne savais pas, c’est que le détenteur du vélo était un homme de 70 ans qui avait parcouru avec Europe et Thaïlande 15 ans plutôt. Je sentis immédiatement un certaine pression peser sur mes épaules face à ce vieillard. Allait-il m’envahir de questions avant de se rendre compte de mon ignorance totale dans le milieu du cyclisme ?
L’homme sourit lorsque je lui avouait être en route pour Queenstown. «Je suis tellement content et joyeux de donner ce vélo à quelqu’un qui va en prendre soin en perpétuant son voyage ! Il en a besoin, ce vélo est fait pour ça. Je n’aurais pas pu souhaiter meilleur acquéreur.» Car mis à part ces périples, il avait été laissé à l’abandon dans le garage rouillant petit à petit -le vélo, pas l’homme.
Avec ce marché conclu, j’étais désormais le propriétaire d’un vélo gris, avec 21 vitesses, des roues de 26 pouces et vieux de 20 ans.
«Il était en avance sur sont temps à l’époque» le vieil homme ajouta.
Avec ce marché conclu, j’étais désormais le propriétaire d’un vélo gris, avec 21 vitesses, des roues de 26 pouces et vieux de 20 ans mais en avance sur son temps à l’époque.
Bien que le vélo «Turbo» -c’était son nom- fut rouillé quasiment de partout, notamment au niveau du guidon, du cadre et des suspensions avant, les pneus semblaient tenir la route et la chaine était en bon état. Il n’y avait par contre rien de turbo dans ce vélo.
Je jetai les sacs bon marché -tellement bon marché qu’ils finiraient par craquer après 4 jours- que je venais d’acquérir sur le porte-bagage, les remplis autant que possible, et installai par la suite mon sac à dos de 70L par dessus. Je pris mon petit sac pliable de 8L, l’attachai à l’avant au guidon en le remplissant lui aussi autant que possible. Le reste des éléments essentiels, principalement de l’eau et des barres de céréales, seraient dans mon sac de 20L sur mes épaules.
Vélo certes rouillé, poids certes instable et mal répartis, matériel certes inadapté, mais quelques minutes après, plein de motivation et d’enthousiasme, j’étais en route.
Moins d’un kilomètre après, alors que je sortais du village via le round-point local, mes jambes s’écroulèrent au pied d’une toute petite montée, déjà incapable de ne faire tourner ne serait-ce qu’un seul maillon supplémentaire. Mon optimisme fut immédiatement douché par mon manque de force physique et par la difficulté que représentait ce minuscule obstacle. J’avais mis toute ma confiance dans la puissance de mes jambes, habituées à porter mes lourdes charges et marcher des dizaines de kilomètres par jour. Alors que je poussais le cycle tout en marchant à côté les pensées accaparant mon esprit m’écrasaient : «Je ne vais jamais atteindre Queenstown !», «Diable, je n’atteindrais même pas Wellington !», «Non attend… Je ne tiendrais carrément pas jusqu’à ce soir. Voilà, ça c’est réaliste», «De toute façon je ne sais même pas où dormir ce soir ! Il n’y a aucun endroit pour camper sur le chemin».
Mes jambes peinaient alors que ma respiration devenait de plus en plus intense sur ce petit Everest que je tentais de gravir. Malgré le débat interne houleux que j’avais, je finis par atteindre ce sommet d’à peine 15m de dénivelé, et remontais sur mon étalon prêt à profiter d’une douce pente descendante.
Alors que je gagnais de la vitesse, passant à travers un paysage déjà monotone fait de propriétés vides, de fermes sans âmes, de forêts industrielles et de hautes herbes, je basculais mon corps vers la route afin de tendre l’oreille sur un bruit peu anodin. Cela faisait à peine 500 mètres que j’étais remonté en selle et déjà je fus effrayé par ma découverte : j’étais surchargé à l’arrière. Même après l’avoir sur-gonflé, le pneu arrière se retrouvait à plat lorsque je montais sur le vélo.
Le conflit interne sauta sur cette opportunité et reprit immédiatement de plus belle «Voilà! Qu’est-ce que je t’avais dit! On ne va nul part. On vient tout simplement de jeter 100€ d’équipement et de vélo par la fenêtre. Tu sais quoi? Je te parie une bière qu’on ne parcourt pas plus de 15km avant de faire chemin arrière». Mon être intérieur fumait et ne s’arrêtait pas. «Et maintenant? On prend le risque? Tu sais très bien qu’il n’y a rien devant pour les prochains 160km! Super façon de commencer un périple! On fait quoi si on crève, si la chaine pète, si on tombe? Tient, en parlant de tomber, on fait quoi si on se fait rentrer dedans? Tu m’écoutes ? Ne fais pas comme s’il ne se passait rien !»
Tout en me redressant doucement après avoir essayé de solutionner le problème, me nettoyant le bout des doigts pleins de graisse, je jetais un coup d’œil au vélo et repris le cycle de la vie.
«Je m’en fout»
«…Pardon?»
«J’ai dis que je m’en fout! Je me fout de ce qui peut arriver. On trouvera bien une solution. Sac sur le dos on a survécu à la Norvège, la Mongolie, le Japon, les USA, le Vietnam, la Thaïlande, la France, on survivra à la Nouvelle-Zélande! Dans le pire des cas on fera du stop comme on fait d’habitude et on donnera le vélo. Maintenant ta gueule et pédale, on doit être à Queenstown le 24 Janvier.»
A peine plus d’un an auparavant, alors que je vivais et travaillais aux USA, mes parents étaient venu me rendre visite et nous avions passé notre tout premier diner de Thanksgiving ensemble avec mon ex-copine et ses parents. Bien que le temps était au blizzard, nous pouvions compenser la baisse de température corporelle avec de la dinde farcie et sa sauce cranberries, des pomme de terre et pommes de terre douce et choux de bruxelles, du gâteau aux bananes, du gâteau aux noix, et du gâteau au chocolat, et du chocolat chaud, et du lemonchello.
Cette pensée de gourmandise me revint à l’esprit alors que seul, j’ingurgitais pour la énième fois un mélange de pâtes au thon à l’huile, l’unique plat que je mangeais depuis le début de mon tour du monde.
Ce délice de gluten gras à part, paumé sur la route de la côte Est de l’île du Sud à peine réouverte au trafic suite à un sérieux tremblement de terre, je repensais à ce qui fut tout compte fait un bon mois de décembre. Je n’avais pédalé que 12 jours, ayant promis de faire du volontariat dans une ferme les 2 dernières semaines de Décembre, et ma moyenne kilométrique par jour était faible. Mais ce fut une bonne façon d’installer corps et esprit dans les conditions physique nécessaire au cyclisme sur longue distance. Le relief vallonné et les montées-descentes répétitives de l’ile du nord -voir le Shire du Seigneur des anneaux pour la référence- m’avaient, en tant que débutant, rapidement fatigué physiquement et mentalement.
Lors de mon premier jour j’avais failli être percuté par un bus, ayant été entrainé par son aspiration lorsqu’il m’avait doublé sur un pont très étroit.
Peu après, lors de ma première nuit, celle de mon anniversaire, j’avais du dormir sous une sorte de pont dans le virage d’un ascension, n’ayant trouvé aucun autre endroit où poser ma tente. J’avais parcourus 65km et ne pouvais tout simplement pas aller plus loin.
Au-delà de la fatigue, le Freedom Camping Act de la Nouvelle-Zélande rendait la recherche d’un recoin pour dormir difficile et stressante. Loi passée en 2011 pour lutter contre l’invasion de camping-car, le FCA interdit aux voyageurs de stationner ou camper sur une aire non-désignée. Je finis toutefois part ne plus en tenir compte considérant que cet acte concernait principalement les véhicules à moteurs.
Le 3ème jour, entre Matamata et Tauranga, je fis face à un enjeu difficile pour mes jeunes jambes : 7km d’une longue montée sur une double voie sans bande d’arrêt d’urgence et un flux incessant de camions se rapprochant jusqu’à quelques centimètres à peine de ma personne. Très rapidement, un pick-up se rangea comme il le put sur un recoin de bas-côté. Le conducteur sorti de son véhicule, m’arrêta, prit mon vélo et le jeta à l’arrière de son 4×4.
«Monte» cria-t-il, couvert par le bruit des camions passant et klaxonnant «Tu vas te faire tuer!».
À deux pas de l’océan pacifique, ma tente cachée derrière un arbre pour ne pas attirer l’attention, je rêvassais. Je savais que le vrai défi ne venait toutefois que de commencer, mais j’étais maintenant paré.
J’allais passer d’une moyenne de 35km par jour en moyenne à pédaler 65km tout en trouvant cela reposant malgré les incessantes montées et descentes qu’offrait le relief local. Rester en selle pour faire 100km allait devenir agréable.
J’avais gagné en niveaux et atteint de nouveaux paliers.
Pas forcément d’une façon très professionnelle cela-dit… Le 31 décembre, je quittais la maison de mes hôtes et me dirigeais vers Wellington. J’y avais prévu de retrouver deux amies et passer le réveillon avec elles.
Je ne me suis pas menti, je savais que ce serait une décision douloureuse. Tout d’abord il me fallait couvrir 60km pour atteindre Wellington, après cela nous allions sortir, danser, boire, et -sans aucun repos- j’allais devoir bouger en direction du ferry pour relier l’ile du nord à l’ile du sud, et j’allais devoir pédaler à nouveau 70km.
Passer mon anniversaire sous les ponts ou le nouvel an à pédaler 130km sans dormir et partiellement éméché, est une réalité à laquelle je me suis vite attaché. Loin des traditions, des bougies sur les gâteaux et des cadeaux sous les sapin, je préfère passer ces moments dans ma tente, sur les cimes, perdu dans la taïga, ou une lampe frontale sur la tête, en sachant qu’une nouvelle aventure débutera avant même les prémices du nouveau jour. Je ne pouvais dans ce cas trouver de meilleure façon pour terminer l’année 2017 et commencer celle de 2018. J’avais en moi cet impérieux besoin d’action primitive et solitaire.
De mon journal de poche: December 13, 2017 : « Arrivé à la fin de la randonnée du Tongariro Crossing, j’ai rencontré 2 Français qui avaient décidé de s’arrêter en Nouvelle-Zélande avant de rentrer en France. Ils venaient de passer 1 an en Antarctique ! L’un, Breton, comme mécanicien, l’autre, Isérois, comme électricien. ».
Voilà exactement ce qu’il me fallait ! Changer de carrière et partir 1 an dans une station de recherche en Antarctique comme l’avait fait ces 2 Français que j’avais croisé sur mon chemin.
Couché de soleil en Nouvelle Zélande Levé de soleil sur le lac Pukaki L’Otago Train rail
Après 35 jours passé sur les routes de Nouvelle-Zélande, je n’avais toujours pas croisé un seul autre voyageur à vélo, ce qui me donnait beaucoup de droits en terme d’éloges lorsque quelqu’un entamait une conversation sur le bord de la route, au supermarché ou même dans un camping publique.
J’étais le gars un peu fou sur son vélo à pédaler les routes de Nouvelle-Zélande.
Un statut que j’appréciais et dans lequel je m’identifiais parfaitement. Pour mon premier périple à vélo, j’étais comblé par cette idée que j’étais illuminé aux yeux des locaux. C’était pour moi le gage que je n’avais pas entrepris une journée facile.
Mais après 35 jours en Nouvelle-Zélande, dont 20 à pédaler j’ai fini par atteindre Christchurch, ville située sur l’ile du sud.
À partir de ce moment là je rencontrai au moins un autre courageux cycliste par jour. Certains seuls, certains jeunes, d’autre vieux, d’autres en couple -certains en tandem!- et dans 70% de cas… des Français.
Peu importe qui et comment, je n’étais vraiment plus seul.
J’ai même cavalé pendant 2 jours avec un jeune parisien de 23 ans dans la région de Mackenzie, terre des lacs Taupo et Pukaki, icônes des joyaux de la Nouvelle-Zélande. Paul, 23 ans et plutôt musclé, n’écoutait pas les commentaires de l’ancêtre que j’étais à ses yeux, quand je lui suggérais de remettre son t-shirt pour éviter de prendre des coups de soleil. Commentaire qu’il essuyait d’un revers des 2 mains. Oui, des 2 mains, car Paul était cool et Paul savait faire du vélo sans les mains…
Mais j’étais pugnace également, et je poussais ce jeune énergumène à pédaler toute une journée afin d’atteindre le lac Pukaki et camper discrètement à quelques mètres du rivage, les yeux rivés de l’autre côté de cette étendue d’eau, sur la cordillère des Alpes Néo-Zélandaise qui surgissait de nul part.
J’ai aussi rencontré Philippe, qui voyageait depuis 5 ans déjà et vivait en Nouvelle-Zélande depuis 1 an; Flavien qui chaque année parcourais un nouveau pays à vélo pendant 2 mois; Fanny et Jonathan qui partageaient un tandem; et un couple suisse; et des couples Néerlandais; et encore des Français; et quelques Allemands; et je n’étais plus seul.
Venu de l’ile du Nord où je n’avais pas croisé un seul cycliste, les pédales et dérailleurs semblaient au contraire être la norme une fois Christchurch atteint.
Hormis faire partie du cercle restreint des cyclistes ayant parcourus l’ile du nord et non juste celle du sud, mon droit de vantardise était désormais liquidé. Mais ces rencontres avaient toutefois renforcées ma conviction et mon désir de réaliser des aventures encore plus rocambolesques, comme parcourir la côte Ouest du Canada en kayak.
En discutant avec tous ces cyclistes, j’ai découvert un site internet spécialisé et dédié aux baroudeurs à vélo à la recherche d’un endroit où se laver, manger ou même dormir. Avec l’aide de cette plateforme j’ai pu rester chez Louise, et Jona, et Anne, ce qui fut utile lors de fortes pluies.
Bien que plutôt chanceux avec la météo de manière générale, au point d’avoir le dos de mes mains brûlés par le soleil malgré toute la crème solaire étalée, j’ai parfois rencontré quelques lourdes intempéries. Une bonne chose pour les locaux faisant face à une forte sècheresse à ce moment là, mais un moment moins plaisant lorsque l’on est clairement exposé aux éléments naturels.
Courir, pédaler, marcher, faire de la randonnée ou tout autre activité sous la pluie n’est pas un problème en soi; sécher est le réel inconvénient. Il n’y a pas grand chose de mieux que de rentrer chez soi complètement trempé et être capable de se déshabiller, courir nu dans sa maison, sauter sous une douche chaude, se sécher et boire un liquide chaud au pied d’un feu de bois pendant que ses vêtements mouillés sont déjà dans la machine à laver.
D’un autre côté de l’histoire, alors que monter sa tente dans un environnement hyper humide et généralement boueux est déjà frustrant en soit, ne pas être capable de sécher son corps et ses vêtements rend la chose encore plus énervante. Votre tente doit se battre contre les cascades d’eau extérieure mais aussi contre la condensation intérieure. Vous dormez mal, cauchemardant sur la moisissure qui va se développer dans votre habitat. Tout au long de la nuit vos affaires ruissèlent encore des pleurs de la veille. Et chanceux comme vous êtes vous vous réveillez avec de la pluie encore battante. Vous vous recouchez en rêvant d’être en plein milieu du Sahara.
Pour résoudre le premier problème lié aux fortes chaleurs, autrement dit la peau des mains qui pèlent à cause du soleil, une de mes hôtes m’a donné une paire de vieille -mais propre- chaussettes. Un coup de ciseau plus tard et j’avais avec moi une paire de gants sans doigts.
Pour le problème d’humidité, à part ne pas s’exposer lorsque la pluie est à prévoir, je n’ai pas de solution. L’utilisation de veste et pantalon imperméable ralentira le processus mais vous finirez quand même mouillé -au moins par votre propre transpiration incapable d’être évacuée.
Sans surprise, quelque soit le temps que vous avez, que ce soit une pluie tropicale ou une chaleur sèche, vous voudrez toujours obtenir exactement l’inverse. A la minute où cela se produit, vous voulez revenir en arrière.
En Sibérie, Rob Lilwall et son compagnon de cycle pris en pleine tempête de neige, rêvaient de plages chaudes. En Papoue-Nouvelle-Guinée, Rob rêvait de glaçons.
La météo ? Une éternelle insatisfaction.
La journée avait déjà été longue. J’avais commencé à pédaler quelques kilomètres après le village de Kurow où j’avais campé dans un cadre magnifique -accessible à pied uniquement- près de la rivière, et j’étais en route pour gravir le col de Dansey afin de passer de la région de Canterbury à celle d’Otago. Il faisait chaud. Une des journées les plus chaude que j’ai eu : 34°C, sec, pas de nuages, pas de vent. Autour de moi, des monts de roches recouverts d’un désert d’herbes touffues dont le vert tire beaucoup trop sur le jaune. Pas un arbre, pas une seule zone d’ombres hormis, en contre-bas dans une zone inaccessibles où coule la fraicheur d’un fil d’eau presque asséché, quelques buissons déjà largement courtisés par les moutons présents. De mon côté, sur cette route dont le gravier lui même avait jauni, je cuisais comme une dinde de Thanksgiving.
Sous mes roues, la montée de Densey entre dans la catégorie 1 du Tour de France, avec 5,26 % de montée moyenne sur 16km de long. *
Sous mon calcul pondéré par contre, la montée de Densey, sur une route de gravier sous 34°C avec 40kg de bagages, entre pour moi dans les prestigieux cols hors-catégorie comme cette mythique montée de l’Alpe d’Huez.
Il n’y avait par contre aucune fanfare, aucune foule envahissante pour m’accueillir une fois le sommet atteint. Rien d’autre que le vide laissé par le silence.
Néanmoins, assoiffé par tant de sécheresse et meurtri par la difficulté de cette montée dont le dernier kilomètre m’avait demandé une heure entière d’effort, ce dénivelé ne représentait malgré ça pas encore le pire aspect de cette journée.
Alors que j’atteignais enfin le haut du col, après avoir pédalé, sué, transpiré, pendant des heures, mon corps ne demandait rien d’autre qu’un peu de repos, du vent et peut-être même un peu de pluie pour se rafraichir.
Au moment où je passais le col mon vœux fut immédiatement exhaussé. Un épais nuage noir venu de nulle part, après une journée au ciel parfaitement bleu, se précipita sur moi, se cala au-dessus de ma tête, et commença à livrer vent, pluie tropicale et tonnerre.
Il n’y eu aucun repos. Le temps d’immortaliser la scène et j’étais déjà en chemin, pédalant frénétiquement vers le bas de la vallée tout en faisant attention de ne pas chuter 100 mètres plus bas dans le ravin longeant la route et en me demandant «bordel de merde» comment la pluie s’était matérialisée et surtout pour quoi elle me poursuivait.
Il n’y avait toujours aucun arbre sous lequel s’abriter, pas de barrière pour me protéger de chutes, et la route était désormais déjà pleine d’eau rendant la descente particulièrement glissante.
Je dois avouer, jamais je n’aurais cru pouvoir pédaler aussi vite après une ascension aussi fatigante. Mais être pris dans un orage en pleine montagne vous donne les forces nécessaires.
Malgré mes meilleurs efforts pour quitter cette zone d’éclairs, le nuage persistait à rester au dessus de moi. Ce n’est que quelques dizaines de mètres avant d’arriver à une zone de campement que j’ai réussi à m’arrêter pour me réfugier sous les premiers arbres qui étaient enfin apparus et éviter ainsi de ressembler à quelqu’un ayant piquer un tête dans la piscine tout habillé.
Tentative malheureusement infructueuse car à ce moment là j’étais trempé.
Alors que la pluie disparaissait enfin et que je rejoignais le campement tout en me demandant où j’allais bien pouvoir poser ma tente dans cet espace boueux et inondé, je n’avais qu’une seule envie : 34°C sans nuages et sans vent afin que je puisse sécher.
J’ai atteint Queenstown le 24 Janvier, après encore un autre col : celui de Cardrona entre Wanaka et Queenstown, un col catégorie 2 avec une pente de 3.7% pendant 14km. Du gâteau après avoir passé le Dansey, même s’il me fallu beaucoup de pauses sur les deux derniers kilomètres pour pédaler toute ma cargaison en haut de ce col.
Après avoir passé le Dansey, j’étais descendu vers l’Otago Central Train Rail, une ligne de chemin de fer abandonnée de 160km de long maintenant transformée en une piste cyclable à gravier. Bien que le chemin prenait fin dans la ville de Clyde, soit une trentaine de kilomètre de Queenstown, j’étais parti sur un autre détour, au nord, vers Wanaka. J’y aurai passé 2 nuits avant de partir en direction de Queenstown en prenant le soin de passer par ce fameux col qu’est le Cardrona.
En atteignant le sommet du col, j’éprouvais une certaine satisfaction à voir ce voyage prendre fin. Mes jambes n’en pouvaient plus -et à bien y réfléchir, gravir les 1250m de Roys Peak à pied la veille à Wanaka n’avait peut-être pas été la meilleure idée.
Mais alors que j’arrivais à l’entrée de Queenstown, je ressentis de la fierté. J’étais heureux, joyeux et comblé d’avoir relié comme prévu Auckland à Queenstown à vélo avec succès, malgré mon manque d’amour pour le vélo, mon équipement inadapté, mes craintes, mes doutes, et le doute des autres.
Les yeux du gars ayant pris ma photo finale grossirent et ses sourcils planèrent en apesanteur lorsqu’il apprit le chemin que j’avais parcouru ces 54 derniers jours, mais ce fut tout. Pas de champagne, pas de foule m’acclamant, pas de ruban de fin de course. Et c’est tant mieux. J’avais pédalé non pour obtenir une quelconque reconnaissance des autres mais pour une reconnaissance personnelle.
Malgré mon manque d’amour passé pour le vélo, malgré le relief ardu de la Nouvelle-Zélande, j’avais apprécie chaque moment de cet périple. Mon moi avait été présent à chaque rotation de chaine de cette journée, regardant à gauche, regardant à droite, admirant, analysant, et surtout, souriant à tout moment.
Assis sur la plage de galets, je me sentais aussi comblé qu’un alpiniste ayant gravit l’Everest: pas le premier, pas le dernier, pas le seul, mais au moins l’un des quelques ayant fait et fini ce long et difficile périple.
Malheureusement toute fois, ce sentiment extatique pris fin une semaine après.
Alors que je partageais un déjeuner avec une amie à Sydney, je fus présenté à un jeune Français qui avait tout récemment traversé l’Amérique du Sud à vélo pendant 9 mois.
«Putain de bite!» M’écriais-je intérieurement tout en gardant un visage neutre tel un joueur de poker, me haïssant pour mon égo. À ce moment là, je savais parfaitement que je n’allais pas résister à l’idée de faire quelque chose de similaire. Je devais le faire.
A priori vous me reverrez donc à nouveau rapidement sur un vélo
… Et merde.
*(En réalité le col est atteint par une première montée de 5km suivi d’un plat de 6km puis d’une nouvelle montée de 11km, ce qui a pour effet d’atténuer le degré de pente moyen. Mais même avec une pente moyenne plus faible, le calcul entre quand même le col de Densey dans la catégorie 1 du Tour de France).
Le vélo et l’équipement inadapté Pays à dénivelé La mer de Tasman Journée avec soleil Journée avec pluie Bivouac quelque part Le col Densey en arrière-plan Des moutons ici et là En haut du col Cardrona Atteindre Queenstown